Bagnolet, sentier de la Fosse-aux-Fraises, 1953 |
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Il n’est pas très ancien, sans doute. Mais il a grandi vite. Bien avant sa naissance, des hommes ont, sans le savoir, préparé son berceau : à coups de pic, à coups
de mine, ils ont taillé pour extraire le gypse, cette roche blanche et saline dont on fait le plâtre. Sous la butte, ils ont creusé d’immenses galeries, larges et
hautes, dont la voûte, soutenue par d’énormes piliers tournés dans la masse, qui semblent des pyramides tronquées qu’une main titanesque aurait posées à l’envers,
est de plus étayée par de gros madriers coincés, à plus de dix mètres du sol de la carrière, entre les sommets de ces puissantes colonnes. Et puis, quand ils eurent tiré de la carrière tout ce qu’ils pouvaient, les hommes l’ont abandonnée. Les conversations, les interjections, le bruit des outils et le fracas des explosions ont cessé. La lueur jaune des lampes a disparu. On a quelquefois comblé les puits, parfois rempli comme on a pu ces gigantesques vides, muré ou non les entrées. Ce fut la nuit et le silence. Quand est-il né ? On ne sait pas exactement. Peut-être les étais, pourris, fatigués de porter ce poids colossal, ont-ils cédé, à moins qu’il n’y en eût point. Quelque part à l’intersection de deux galeries, là où, entre deux piliers opposés en diagonale, la portée est la plus grande, la voûte s’est fissurée. Fragilisé par d’anciens tirs de mine, dissous par l’eau lentement infiltrée depuis la surface, un peu de gypse est tombé, quelques kilogrammes ou quelques quintaux, troublant pour un temps le silence. Plus tard, d’autres blocs ont chu, soulevant un nuage de poussière que personne n’était là pour voir, emplissant les galeries que nul n’était plus là pour surveiller, avant de retomber silencieusement dans la nuit éternelle de l’ancienne carrière. À la vitesse de quelques dizaines de centimètres par an, il grandissait, s’élevait, engloutissant imperturbablement des tonnes de roche qu’il rejetait immédiatement, se nourrissant de leur volume, prenant leur place, traversant en quelques années des formations géologiques que la terre avait mis des milliers de millénaires à constituer. Cette chose immense, sans corps, sans substance, cette absence sans âme s’élevait toujours plus haut, toujours plus large, toujours plus insatiable. Puis l’ascension irrésistible de son sommet fut ralentie pour un moment par une couche glacée, plus dure, plus résistante. Il l’avalerait bien comme le reste : le temps ne compte pas, pour lui. Qu’y avait-il au-dessus ? Encore de la roche, sans doute, encore des terres. Cela ou autre chose, quelle importance ? Des lois physiques incontournables lui imposent de monter : il monte. Quelque part plus bas, ses déjections emplissent aux trois quarts la monstrueuse cheminée. Un peu plus haut, frôlant son sommet, vit un autre monde inconcevable, insoupçonné, un monde de couleurs, de bruits, de lumière, où les jours alternent avec les nuits, où, pendant que cette chose grandissait dans l’ombre, des êtres vivants sont nés, sont morts, des immeubles se sont construits, des gouvernements se sont succédé, des guerres ont embrasé le monde, puis se sont éteintes. Un autre monde où, aujourd’hui, il fait très froid : l’eau gèle dans les mares, les vitres et les branchages dépouillés sont couverts de givre. Un brouillard glacé, lourd, perçant vêtements et cache-nez, estompe dans le halo jaune sale des rares réverbères les silhouettes des passants, des arbres, des maisons. Quand le jour se lèvera, peut-être dissipera-t-il un peu ce manteau indécis. Pour l’instant, il fait encore nuit, et les gens s’emmitouflent prudemment avant de sortir, en ce mardi 13 janvier 1953. Il est huit heures quinze. À vingt ou trente mètres de là, en direction du sud-ouest, sur le sentier durci par le gel, des pas vifs s’approchent rapidement. |
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Denise Bourgeon redescend de l’appartement de sa sœur, à qui elle a confié le petit Gérard, trois ans, le temps — à peine une demi-heure — de conduire sa fillette à
l’école. Elle s’assure une dernière fois que Claude, le bébé, dort comme un ange dans son berceau. « Voilà, on est prêtes ! Mets ta capuche, Françoise, pendant que j’enfile mes chaussures ! — Oui, m’man ! » Françoise, six ans, ajuste sa capuche sur ses cheveux blonds et son écharpe devant son nez. Maman ne veut pas qu’elle prenne froid. On est en hiver, mais il n’y a pas de neige. C’est dommage, elle aurait pu se livrer à une bataille de boules avec les copines, à la récréation, ou peut-être même faire un bonhomme de neige avec elles. C’est pas si mal que ça, l’école, finalement, surtout pendant les récrés ! Quand papa est parti travailler à la menuiserie, ce matin, elle ne l’a pas vu, car ses petits frères et elle dormaient encore. Elle s’est seulement retournée en souriant, comme dans un rêve, alors qu’il l’embrassait avant de sortir, doucement, pour ne pas la réveiller. Mais ce soir, avant le repas, elle lui racontera ce qu’elle a fait à l’école, lui montrera les nouvelles lettres que la maîtresse du cours préparatoire lui a appris à reconnaître et à tracer. Elle commence déjà à déchiffrer pas mal de mots, et n’en est pas peu fière. Elle prend son petit cartable et sort la première, son imperméable bleu bien boutonné, pendant que maman ferme la porte, après avoir jeté un dernier coup d’œil à la pendule de la salle à manger. Il est huit heures dix. On arrivera à temps à l’école Henri-Barbusse, malgré ce sale brouillard persistant et le gel qui ont probablement transformé en patinoire la rude montée de la rue de la Capsulerie. Donnant la main à sa mère, elle trottine près d’elle. Elles prennent à droite pour grimper la rue de la Capsulerie, puis s’engagent dans le sentier de la Fosse-aux-Fraises qui débouche rue Charles-Delescluze, au bout de laquelle la municipalité de Bagnolet a fait édifier le nouveau groupe scolaire. Pour aller plus vite, ou même tout simplement par habitude, on va couper par le petit sentier de terre battue, sans nom, traversant sur deux cents mètres l’emprise des vieilles carrières de la Société des plâtres de Bagnolet, un simple raccourci tracé au fil des ans par les passants heureux d’abréger ainsi leur trajet. On se hâte, il fait froid, ce matin, en ce mardi 13 janvier 1953. Il est huit heures quinze. À vingt ou trente mètres de là, en direction du nord-est, quelque chose d’immense, d’inconscient, se tapit sous la terre gelée. Quelque chose qui attend. La fragile couche de terre gelée qui formait clé de voûte cède brusquement sous les pas de Denise et de Françoise Bourgeon et s’effondre sur trois ou quatre mètres carrés, les précipitant neuf mètres plus bas sur le cône d’éboulis. Par dizaines de tonnes, les marnes et les terres du sommet de la cloche, débloquées par la suppression de leur claveau, agrandissent subitement le cratère et viennent submerger avec fracas la mère et la fille, étouffant leur dernier cri, remplissant leur bouche, écrasant leurs poumons. Le bruit s’apaise, l’écho s’affaiblit et s'éteint, vite noyé par le manteau opaque de brume. Quelques blocs tombent encore, puis plus rien. Le silence. Lourd. Définitif. Là où, quelques secondes plus tôt, une maman accompagnait comme tous les jours sa petite fille à l’école, un gouffre noir de neuf mètres de large et profond de sept, au fond duquel rien, que de la terre et un linceul de poussière qui retombe mollement, ne rappelle la tragédie qui vient de se jouer. Ensevelies bien plus bas, Mme Bourgeon et Françoise ont déjà cessé de vivre. Il est huit heures seize. Le fontis est venu au jour. |
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« Il est 11 heures passées ! Que fait donc Denise ? » Les sœurs de Mme Bourgeon, sans être franchement inquiètes,
se demandent pourquoi elle n’est pas rentrée après avoir été conduire Françoise à l’école. Une course, une démarche ? Elle leur aurait sans doute dit. Bon, elle aura
oublié, elle sera bien là à midi. Midi s’approche, puis s’éloigne : toujours pas là ! Elles ont fait le déjeuner pour Gérard, préparé les biberons de Claude. Aller
parcourir Bagnolet en demandant si on n’a pas vu leur sœur ? Se déplacer n’est guère facile, surtout avec ce temps : elles sont toutes deux enceintes, et une chute
sur le verglas pourrait être grave. Téléphoner ? Avec quoi, et à qui ? Aller au commissariat ? Il est aux Lilas ! Si Denise s’était blessée, en glissant ou autrement,
les flics ou un hôpital préviendraient bien ! Cinq heures, cinq heures et demie. Ce n’est pas possible ! Ni Denise ni Françoise ne sont rentrées ! Bon, il faut que l’une de nous sorte, aille voir, ne serait-ce qu’à l’école ! Attends, Marcel et Georges seront là bientôt, ils sauront quoi faire ! Marcel, c’est leur beau-frère, le papa de Françoise. Georges, c’est son jumeau. Les deux frères ont épousé deux des trois sœurs. La conjonction est parfaite : dans la grande maison, chaque couple a son intimité, mais la proximité les soude, favorise l’entraide. C’est peut-être trop beau... Georges ne va pas tarder, et Marcel, qui travaille à Clichy, est en chemin ; leur présence rassurante réconfortera les deux femmes, malheureuses de ne pouvoir rien faire. Comment ! Pas rentrées ? Et pas de coup de fil, pas d’agent, rien ? Bon, on y va ! Et Georges et Marcel d’arpenter Bagnolet, questionnant l’un, interrogeant l’autre. Sans résultat. À l’école, on leur répond qu’il n’y a plus aucun enfant. Si Françoise Bourgeon était présente ? Ah, ça, il faudra voir la maîtresse demain, elle est partie... Quelque chose les met mal à l’aise : sur le chemin qui va de la maison à l’école – car ils l’ont reparcouru, ce chemin – un trou. Un gouffre qui bée en plein milieu du sentier. Ça n’étonne personne, car les fontis sont un phénomène connu, par ici. Il n’y a jamais eu de chute, depuis longtemps, en tout cas. Se pourrait-il que... ? Non, pas ça ! Et puis, il s’est ouvert quand, ce trou ? Cette nuit, ou aujourd’hui ? Pas de barrière, pas de pancarte. Les passants le contournent, tout simplement. Tant pis, il faut s’adresser à la police. D’un café, ils téléphonent, expliquent la disparition, leurs doutes. Et attendent le car. Mais soit les policiers de permanence sont affairés ailleurs, soit ils n’ont pas envie de sortir, soit ils ne comprennent pas de quoi il est question, mais le fait est que les Bourgeon doivent rappeler une demi-heure plus tard. Les agents arrivent, s’approchent du gouffre, hésitent. Effectivement, si les victimes sont bien là, la recherche n’est plus de leur ressort. Alors, tandis que quelques gardiens de la paix partent à la recherche de témoins susceptibles de confirmer ou d’infirmer la terrifiante hypothèse, le brigadier, à 21 h 51, contacte les sapeurs-pompiers. Il est 22 heures pile, et la nuit est déjà tombée depuis longtemps, quand l’équipe de garde à la caserne de Ménilmontant, alertée initialement (pour une raison qui restera toujours obscure) pour un « plafond menaçant de tomber rue Charles-Delescluze », arrive sur les lieux. Dans le pinceau de leurs lampes, qui fait luire d’un fugitif éclat, à travers les traînées de brouillard, les stalactites que le givre a accrochés à la rare végétation du terrain vague désolé, apparaît l’énorme excavation, le puits noir et silencieux que les pompiers s’apprêtent déjà à explorer. Par moments, une masse de terre se détache encore des parois ébouleuses pour s’affaler, dans un bruit sourd, sept ou huit mètres plus bas : obstinément, le cratère continue de s’élargir. Le sous-officier demande un fourgon électroventilateur (FEV), capable de fournir l’énergie électrique nécessaire à des projecteurs et, en l’attendant (il arrivera à 22 h 25), prépare le déroulement des opérations. Ils seront deux à descendre : un sergent, avantagé par ses soixante kilos, et un caporal-chef, piochant la terre du cône d’éboulis, en explorent minutieusement chaque parcelle, sous les éboulements dont les préviennent aussitôt leurs camarades restés au bord. Plusieurs fois, ils pensent avoir trouvé. Hélas, ce n’est qu’un vieux bout de chiffon, une boule d’argile qu’on aurait cru une tête, un morceau de carton moisi, tout ce qu’on trouve dans une décharge. On ne peut continuer ainsi, les moyens doivent être plus sérieux, et peu avant minuit et demi les hommes interrompent leurs recherches. Le lendemain, les policiers, qui ont continué leur enquête dans les services d’urgence hospitaliers, dans la famille, trouvent un témoin qui aurait, paraît-il, cru entrevoir sur le sentier noyé de brume deux personnes qui pourraient être Denise et Françoise Bourgeon. Un autre confirme avoir entendu un bruit étrange et assez intense vers 8 h 20. On amène un chien (de la police, les sapeurs-pompiers n’avaient pas d’équipes cynophiles, en 1953) qu’on fait partir de la maison des Bourgeon, après lui avoir mis sous le nez les vêtements d’une victime. Il suit le chemin présumé, et s’arrête au bord du cratère. On le conduit de l’autre côté, en direction de l’école : rien. La trace est perdue. Plusieurs fois la manœuvre est répétée. Il faut se rendre à l’évidence : la piste va de la maison jusqu’au trou, mais pas plus loin... Dans la matinée du 14, les services intéressés se concertent pour concocter une stratégie d’approche. Il semble, curieusement, que la survie éventuelle des victimes dans des vides profonds n’est pas écartée. On a vu une telle espérance se manifester aussi bien en 1899 à Pantin que rue Tourlaque en 1909. Pourtant, lorsque la victime tombe sur le cône d’éboulis, elle ne peut guère descendre plus, sauf vidage (très) partiel comme rue Tourlaque ; de toute façon, vidage ou pas, dans le cas d'un fontis dans le gypse les parois en surplomb s’effondrent très vite, ensevelissant immédiatement le malheureux tombé dans l’excavation. À 11 heures, le service des carrières, alerté, examine le projet des pompiers, qui consiste à pénétrer dans les galeries abandonnées avec l’équipement adéquat (y compris un canot pneumatique, pour traverser de possibles étendues inondées, et des réserves de vivres) et examiner, arrivés au pied des éboulis, la possibilité d’une attaque ab inferio. Cela partait sans doute d’un bon sentiment, mais premièrement on ignore si les galeries sont praticables, deuxièmement les entrées sont bouchées. On envisage aussi l’accès par les entrées de troisième masse, au nord-nord-ouest du fontis. L’ennui, c’est que la troisième masse est à 15 mètres de profondeur des hauts-piliers, et surtout qu’il n’y a, contrairement à ce qu’on pense, qu’un étage d’exploité au droit du fontis... Les dispositions choisies sont, en fin de compte, de consolider les abords de l'excavation, puis de creuser un puits blindé au fur et à mesure de sa descente. En même temps, comme l’idée d’attaque par le bas a la vie dure, un second puits, à quinze mètres du trou, essaiera d’atteindre la galerie. Les hypothèses vont bon train sur la quantité de terre à dégager : cinquante tonnes, mille mètres cubes... En fait, personne n’en sait rien. Les travaux commencent le 14, autour de 17 heures, sous les yeux de curieux, de journalistes et, bien sûr, de la famille qui n’a plus déjà d’autre espoir que de pouvoir donner une sépulture plus décente à Denise et Françoise. Au moyen de longrines de 12 mètres, de madriers et de planches les charpentiers construisent un platelage, dont huit rails de 18 mètres de long, montés deux par deux, soulagent la pression sur les abords instables de la cavité, instabilité aggravée par le dégel. Sa mise à niveau est assurée par des cales et des coins. De cette base ferme, terminée le 16 janvier, les ouvriers font partir le puits de recherche, qu’ils boisent mètre après mètre. Il y aura cinq cadres de planches en tout, les deux premiers rapidement posés, les suivants installés au fur et à mesure de l’avance, les déblais étant évacués à la benne grâce à une grue de 20 tonnes installée juste à côté. Parallèlement, on amorce le second puits. Jour et nuit les travaux se poursuivent, dans une atmosphère étrange. Un jeune journaliste qui couvre l’événement pour le Figaro note ses impressions : « Climat d’un drame de haute montagne : brume opaque qui assourdit les paroles et dérobe les mouvements, risques d’éboulement, montée difficile des matériaux. » Signant l’article, un nom encore inconnu : Philippe Bouvard. Marcel et Georges, le regard fixe, accompagnés une ou deux fois du petit Gérard, sont tous les jours au bord de la fosse où gît une moitié de leur vie. Mais, chose terrible, de leur maison d’où l’on a une vue directe sur la butte, les Bourgeon assistent, heure après heure, jour après jour, à l’inlassable va-et-vient de la benne... Le maire de Bagnolet, Coudert, qui suit attentivement les opérations, et qui, de même que ses collègues des municipalités voisines, est très concerné par la présence d’anciennes carrières sous la commune, attribue en urgence un secours de 30 000 francs à la famille sinistrée. Diverses personnes, désireuses de se rendre utiles, manifestent leur bonne volonté : par exemple, la troupe Bayard 2 des Éclaireurs de France fait savoir qu’elle se met tout entière (deux chefs et dix-huit garçons) à la disposition du maire « la nuit du samedi au dimanche et pendant la journée du dimanche pour accomplir n’importe quelle mission ». D’autres lettres parviennent à la mairie, pétries de bonnes intentions : le 24, donc après la découverte des corps, c’est un radiesthésiste de Montataire qui propose « de rechercher les souterrains creusés dans l’ancienne carrière. Ému par le terrible accident je vous offre de faire ce travail par téléradiesthésie c’est-à-dire sur plan à l’échelle de la région de l’excavation et de la route et aussi sous le groupe scolaire Henri-Barbusse. » Comme il est bien possible que le maire de Bagnolet connaisse celui de Nanterre, le radiesthésiste s’adresse également à ce dernier en lui promettant de « faire son possible pour essayer de trouver la cause des tares du sous-sol de cette ville » où quelques jours auparavant, en effet, un effondrement a provoqué la ruine de plusieurs maisons et blessé quatre personnes. Pour terminer, une page de publicité : « Ne jamais bâtir sans faire sonder par un radiesthésiste spécialisé le sol. Les failles, les sources et les souterrains cause (sic) de graves troubles à la santé des hommes et lézardent les murs des immeubles. » Je dirai même plus... Le puits de recherche atteint 13 mètres, et 75 tonnes de déblais ont été retirés, quand le dimanche 18, à 23 h 30, les terrassiers mettent au jour le pied de Denise. Les sapeurs se mettent en route pour accomplir la dernière partie de leur tâche. Il fait nuit, il fait froid, les parages sont vides des habituels curieux. Les cheveux de Françoise sont découverts pendant le dégagement de sa mère. Elle est tout près d’elle, ce qui, pourquoi pas, pourrait apparaître comme une dernière consolation... Les deux corps étaient tête-bêche, Denise la tête en bas, sa fille debout. Le visage de la mère, à cause de sa position, est cramoisi, sa bouche est remplie de la terre qui a étouffé l’ultime cri... La petite est ensanglantée, mais n’a pas souffert : elle semble dormir. Les opérations dureront deux heures, sous les yeux de la famille, à qui enfin les corps sont rendus. Peut-être pas comme il aurait fallu. L’émotion des sapeurs, secoués eux aussi, en est sans doute la cause, mais Denise et Françoise, à peine remontées, sont présentées telles quelles, sanglantes, couvertes de terre et de boue. Le choc imposé maladroitement aux Bourgeon est atroce. Ce sont des images de cauchemar qu’ils n’oublieront jamais, jusqu’à leur dernier jour. J’admire suffisamment les sapeurs-pompiers, leur dévouement, leur courage, leur compétence, mais aussi leurs qualités humaines, pour regretter ce manque de tact, sans doute involontaire. Mais le plus beau reste à venir : l’autopsie légale ayant eu lieu, les corps sont remis à la famille, ainsi que les vêtements. Et la délicatesse raffinée des employés chargés de ce soin émeut profondément les Bourgeon : n’ont-ils pas eu la touchante attention de laisser, dans un des gants de Françoise, quelques doigts de la gamine ?... Tirés par des chevaux flegmatiques, deux corbillards, dont le premier est drapé de blanc, conduisent Françoise et Denise Bourgeon à l’ancien cimetière de la commune. En cet après-midi du samedi 24 janvier 1953, tout Bagnolet est derrière eux, les élus, les habitants, les instituteurs et les enfants de l’école qui accompagnent une dernière fois leur petite copine. Le 19 une lettre du préfet de la Seine a confirmé au maire que les obsèques et les frais de recherche sont pris en charge par le département. En revanche, la missive reste muette sur l’attribution d’une aide éventuelle au veuf, pour participer à l’éducation des orphelins. Cette réponse, négative, arrivera deux mois plus tard, conseillant plutôt un recours en justice. Marcel Bourgeon, qui n’en peut plus, laisse tomber. Les journaux ne parlent plus du drame. Leurs colonnes sont alors pleines du recours en grâce des Rosenberg et du procès de vingt et un soldats de la division Das Reich (dont quatorze Alsaciens, ce qui ne simplifia pas les choses) qui semèrent la mort à Oradour. Le puits est déboisé, le fontis comblé. Un ou deux autres viendront encore au jour sur ce terrain, mais sans causer d’accident, avant que, bien plus tard, les anciennes carrières soient comblées. Aujourd’hui, à leur place, le parc Jean-Moulin accueille les promeneurs et les flâneurs dans ses pelouses verdoyantes où se dressent des jeux pour les enfants. Des enfants comme la petite fille qui passait là, un matin de janvier 1953. |
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ANALYSE |
Le 3 janvier 1845, François-Simon Souchet reprend au lieudit les Cailloux, à Bagnolet, l’exploitation de gypse appartenant précédemment à son père. Deux observations,
à ce sujet : la première est que les Cailloux désignent, sur les vieux plans de la commune, le quadrilatère bordé au sud par le sentier de la Fosse-aux-Fraises et à
l’est par l’actuelle rue Charles-Delescluze ; la seconde, c’est que, pour un carrier, s’appeler Souchet, c’est inespéré (quoique Four eût mieux convenu à un plâtrier). Cette carrière prend vite une grande étendue. En 1863, son propriétaire obtient l’autorisation d’exploiter la troisième masse, les deux autres étant déjà en chantier. Mais il faut signaler que, à l’endroit du fontis meurtrier, les deux bancs inférieurs ne sont pas encore attaqués. Les entrées en cavage des hauts-piliers se trouvent, à vol d’oiseau, à une centaine de mètres au nord-ouest de l’excavation du 13 janvier. En effet, le sol était mis en coupe réglée aussi bien par les plâtriers que par les glaisiers : huit à dix mètres de marnes vertes, puis une grande partie des marnes supragypseuses alimentaient leur industrie. En l’occurrence, le sieur Poulard s’occupait des glaises, tandis que la veuve Souchet et M. Ransillia (Désiré, Aimable) continuaient à extraire le gypse. Au nord-ouest des galeries souterraines de première masse existait donc une grande carrière de glaise, à ciel ouvert, sur laquelle débouchaient les cavages de première masse. Tous les gosses du quartier, y compris Denise et ses sœurs, ont joué, vers les années trente, dans ce terrain vague, et ces dernières se rappellent fort bien les portes de bois closant les noirs souterrains silencieux. La carrière de première masse est donc très ancienne, antérieure à 1845 puisque, à l’époque, il fallait se tourner vers la deuxième. Si les terrains susjacents, glaiseux, avaient continué à être décapés, les carriers auraient pu dépiler cette ancienne exploitation, comme ce fut le cas général dans la proche banlieue est. La Société des plâtres de Bagnolet, qui en devint entre-temps propriétaire, avait depuis longtemps abandonné la carrière des Cailloux, même si son activité continuait ailleurs, quand, en juillet 1943, elle vendit la totalité de l’exploitation, soit 11,3 hectares, au département de la Seine. Dans un noble élan de générosité, celui-ci tente de la refiler quelques années plus tard à la commune de Bagnolet, qui s’empresse de refuser la patate chaude. La partie qui nous intéresse, jouxtant le sentier de la Fosse-aux-Fraises, représente à peine 35 000 mètres carrés. La hauteur des galeries est de 10,6 mètres, mais, vu l’ancienneté, le tracé est assez irrégulier : les largeurs des routes entre bases vont de 4 à 10 mètres, et les portées maximales atteignent 15 mètres entre bases, donc environ 6 au ciel (5 mètres à l’emplacement du fontis de 1953), donnant un taux de défruitement moyen de plus de 80 p. 100. Le recouvrement est de 22 à 23 mètres, ce qui donne une contrainte minimale de 22 bars. Ce n’est pas beaucoup, surtout dans le gypse, dont la résistance est bien supérieure, mais quand on observe la carte dressée par l’IGC, on s’aperçoit que la majorité des fontis venus au jour dans cette carrière se trouvent le long des fronts de taille, sud particulièrement. Le mur de gypse étant inexistant (les carriers grattaient le matériau jusqu’aux marnes à fer de lance), on a affaire ici à un lent et faible poinçonnement du mur par la dalle de toit, qui s’est fracturée à proximité de ses encastrements. Les contraintes, insuffisantes pour provoquer rapidement un effondrement massif et spontané (qui serait peut-être tout de même arrivé si les choses avaient suivi leur cours), ont cependant permis de nombreuses chutes de toit amorçant les futurs fontis. Les marnes supragypseuses n’ont pas la plasticité de l’argile, et sont parcourues de nombreuses fissures, souvent élargies ou aggravées au droit des encastrements. La seule couche imperméable, sur un sol intact, est celle des glaises vertes, précisément enlevées à ciel ouvert. L’unique rempart protégeant efficacement les masses gypseuses ayant disparu, pour être remplacé par des remblais de qualité douteuse, comme tous leurs semblables, les eaux de surface ont activé la montée de la cloche. |
Remerciements et sources : Rencontre avec les sœurs de Denise Bourgeon. Archives municipales de Bagnolet y compris presse. Bulletin de la BSPP Allô 18. Archives et plans IGC. |