Ménilmontant, rue Boyer, 1778
Les quelques effondrements ou venues au jour de fontis jusqu'au dernier quart du XVIIIe siècle, encore que parfois spectaculaires, n'ont pas eu de suites létales. Il n'en sera bientôt plus de même : l'accident du 21 juillet 1778 va être terrible. Les abords du village de Ménilmontant, à l'époque, ont une densité assez faible. Les plâtrières souterraines en activité, évidant une grande partie de la butte, préservent en surface des hectares et des hectares de terrain non urbanisé sillonné de chemins de terre, dont les parcelles les plus anciennement sous-minées seront peu à peu rattrapées par les constructions se développant le long des axes du vieux village qui ne représente alors que quelques maisons vers le croisement des rues actuelles de Ménilmontant et Pelleport.

C'est sur ce chemin de Ménilmontant, tout près d'ailleurs de l'exploitation Cauchois où s'était produit l'ensevelissement des trois ouvriers retirés indemnes (1), que le dénommé Legris décide vers 17 heures, ce fatal mardi, de diriger ses pas, accompagné de son épouse et de plusieurs amis. En tout sept personnes, qui, soudain, disparaissent dans un énorme fontis de plusieurs dizaines de mètres carrés d'ouverture venu de la première masse, et qui vient à l'instant de s'ouvrir sous le groupe insouciant des promeneurs. L'emplacement du fontis, qui se produit à l'époque aux abords immédiats du chemin de Ménilmontant, se retrouve de nos jours à l'entrée de la rue Boyer, dans le XXe arrondissement, à cheval entre la chaussée et le n° 38. La montée de ciel originelle s'est développée tout près du front de taille nord d'une carrière faisant partie du vaste réseau de plâtrières exploité dans le Ludien sous la butte-témoin, en activité pour encore quelques décennies. Le recouvrement, de l'ordre de 22 à 25 mètres, est constitué uniquement de la série habituelle des marnes, depuis la blanche au toit jusqu'à la verte en surface, mais pas surmontées de sable.

Dès le soir du 21, à 19 heures, l'inspecteur des carrières Charles-Axel Guillaumot se rend sur les lieux, et convoque le maximum d'ouvriers (d'abord des carriers du voisinage, renforcés par des terrassiers de l'inspection, ce qui en portera pour les opérations importantes le nombre à une trentaine) pour commencer le dégagement de ce qu'il sait n'être plus que des cadavres. Les parois de l'ouverture continuent sous leurs yeux de s'ébouler, élargissant la cheminée dont elles comblent au fur et à mesure le fond. Cette menaçante instabilité des terres rend indispensable l'étayage des fouilles dirigées par l'inspecteur, en allongeant désespérément le déroulement : ce n'est que le 2 août que l'on retrouve la première victime. C'est M. Legris, qui voit enfin se terminer sa promenade. Mais, contrairement à ce que l'on constatera généralement par la suite dans de tels ensevelissements, le corps est bien mutilé : le bras gauche, arraché par un effet de laminoir, s'est détaché du tronc. Quant au cou, la même cause a produit son allongement, rompant le cordon médullaire. Cette première victoire est d'ailleurs considérée avec réserve par Guillaumot, qui se doute bien des difficultés qui l'attendent encore. Rien a priori n'indiquant que les corps sont ensemble, il devra faire creuser le plus bas possible, d'encore quatre à cinq mètres, avant de découvrir le niveau que le cône atteignait avant la venue au jour.

Actuellement, un cas à peu près similaire de fontis — et dans le gypse et d'étendue comparable, mais avec une coupe géologique plus complète — est celui de mars 1991 à Chanteloup-les-Vignes, qui engloutit Stéphane Lecorguiller le soir du 11 juillet 1991. Or, malgré les moyens techniques actuels, malgré les connaissances que nous avons, le corps du pauvre garçon n'a toujours pas été retiré en dépit des efforts de ses parents auprès des pouvoirs publics. Je ne veux pas spécialement tourner la plaie autour du couteau, mais je constate qu'il y a deux siècles on n'hésitait pas à taper dans la butte sans s'arrêter au colossal volume de terre à remuer...

Et on la remue, la terre ! malgré les alertes qui ne manquent pas. Une visite en carrière, effectuée le 4 août, montre qu'un autre fontis se développe tout près du premier : des chutes de blocs continuelles d'une cloche, des piliers fortement épaufrés et proches de la ruine peuvent devenir des pièges mortels pour les ouvriers qui travaillent dans le premier fontis. De nouvelles précautions sont prises, on établit exactement la position précise, dans les trois dimensions, du puits de recherche par rapport à la nouvelle cloche pour s'assurer de la validité de son emplacement : les sauveteurs rassurés, les fouilles reprennent, ponctuées sporadiquement par la chute de blocs de marne que l'on déviera bientôt par des palplanches prolongeant le puits blindé. En effet, quelques jours après le début des opérations, Guillaumot a imaginé, et pour protéger les terrassiers et pour éviter le comblement de leur fouille, de doubler le puits coffré initial, puis de le remplacer, par une sorte de cloche blindée en madriers et bastaings qu'il fait descendre en même temps que s'abaisse le niveau de l'atelier, selon un principe semblable à ceux qui permettent le travail en rivière (piles de pont, par exemple), tout en le surmontant concomitamment par un bouclier de palplanches. Les dimensions de ce dispositif mobile, de l'ordre de huit mètres de côté hors tout, permettent à plusieurs ouvriers d'y travailler ensemble, augmentant ainsi jusqu'à une trentaine de mètres carrés la surface du chantier.

Au début de la matinée du 10 août apparaissent sous la pelle un étui à dés et une coiffure, attribuée à M. Legris, et peu de temps après, en position verticale, le cadavre d'une femme, vêtue entre autres d'une veste qui fut blanche. Elle est identifiée le lendemain comme la fille de Mme  Després. Hormis une fracture de la jambe gauche et l'écrasement du nez, elle est encore présentable. Les opérations se poursuivant sans relâche, la nuit suivante deux autres femmes sont exhumées, qu'on identifiera le lendemain. Personne ne cherche à cacher son émotion : les deux malheureuses se tiennent par le bras, peut-être telles qu'elles se promenaient en devisant aimablement quelques secondes avant leur chute... Les fouilles, de surcroît, apportent régulièrement de nouveaux indices : cette fois, c'est une perruque d'homme qui n'a sans doute suivi son propriétaire qu'avec un certain retard. On le suppose tout proche, mais ce que l'on découvre le 11, à vingt mètres de profondeur, ce sont des pantoufles de femme. Hélas, sans personne dedans : remplies de terre comme elles l'étaient, elles ont fait croire un instant que des pieds s'y trouvaient encore. Pourtant, alors que les charpentiers prolongent vers le bas le coffrage de protection dans les tranchées creusées à cette fin par les terrassiers, une preuve sinistre de la proximité d'un corps les frappe de plein fouet : l'odeur... On arrive à ce moment à l'endroit, proche de l'ancien ciel de la carrière, où la cheminée du fontis se raccorde aux parois, et il semble bien certain que les autres victimes ont été entraînées obliquement, en un trajet passant très probablement sous une des faces du caisson. Ce n'est pas ça qui va accélérer les choses, puisque le travail devra se faire dans un espace qu'on aura du mal à protéger.

Le 14 août on découvre enfin le pauvre Favier, exactement en dessous de la traverse inférieure du coffre, et quelques heures après Mme  Després. Il faudra encore six jours pour sortir de terre, le 20, le corps de la septième victime, qui se trouve quatre mètres plus bas. On est à vingt-sept mètres de profondeur ! Or le sol de la carrière est à peu près à la cote NGF 55 ou 56, donc à peine sept mètres en dessous ! Comment se fait-il, d'une part que le dernier corps retrouvé ait été entraîné aussi bas, d'autre part qu'il y ait une telle différence de niveau entre les positions extrêmes des victimes ?

L'observation du plan (du moins, de ce qu'on imagine avoir pu être le plan) de l'exploitation abandonnée montre tout d'abord un taux de défruitement local effarant : le fontis est apparu le long d'un front de taille, ce qui est habituel, mais à un endroit où la portée à une croisée de piliers — et ça, ce n'est pas courant — n'est pas loin de vingt mètres ! Vingt mètres, soit presque autant que le recouvrement, ici de vingt-deux. Les anciens exploitants de cette carrière n'y allaient pas avec le dos de la cuiller (ou avec le manche du pic, si l'on préfère). Même si un peu de gypse était resté en ciel, il ne pouvait rien retenir. Et très probablement il n'y restait pas grand-chose, vu la conscience professionnelle des carriers.

Les caractéristiques du site montrent donc un parfait exemple du pire cas (on peut faire mieux, certainement ; c'est une question de volonté) auquel peut aboutir la mise en coupe réglée d'une exploitation. Le coefficient de site, normalement de 0,5 (deux piliers et front de taille) doit ici, compte tenu de l'écartement énorme des piliers, avoisiner 0,8 ou plus. Le rayon du ciel tombé originel est d'au moins neuf mètres, donnant un rapport h/r de 1,3. Quant au rapport H/h, il est inférieur à 2. (Je signale ici que H/h est le rapport entre la hauteur H du recouvrement et celle de la galerie ou du vide, et que r est le rayon du ciel tombé originel. Le coefficient de site est un indicateur de la géographie de la région de carrière concernée : nombre de piliers, proximité entre eux et avec le front de masse ou avec un stot.) Il n'est pas indispensable de prouver que ces caractéristiques devaient entraîner la venue au jour du fontis. Mais il peut être intéressant de se demander si elles impliquent un niveau du cône d'éboulis suffisamment bas, lors de l'ouverture, pour recevoir la première victime (la dernière trouvée) à sept mètres seulement du mur (du sol, je rappelle) de la carrière. Effectivement, la valeur vraisemblable du coefficient de site implique un étalement des éboulis avec des coulées s'allongeant pratiquement sans obstacle sur cent quatre-vingts degrés. Mais ce n'est pas suffisant. Considérant le volume de la cloche et le foisonnement des matériaux tombés, ceux-ci auraient dû rejoindre très vite le ciel de galerie et boucher ainsi l'orifice inférieur, atteignant une profondeur assez faible par rapport à la surface lors de la venue au jour. D'un autre côté, si l'on suppose un vidage par le bas de la cloche au moment des opérations de fouille (par tassement naturel, puis accéléré par le creusement du puits, les chocs, etc.), outre son manque de vraisemblance il faut croire que Guillaumot en aurait parlé dans ses rapports. Or il n'en dit mot, pas plus que de précipitations, bien qu'on fût en août, qui auraient pu jouer un rôle.

On doit donc penser que, juste avant la venue au jour, le cône d'éboulis était déjà très bas, très aplati, qu'il atteignait à peine le ciel de la chambre. Et donc que, pour avoir ainsi été liquéfié, il devait avoir été entraîné plus ou moins régulièrement au cours de la montée de voûte par des arrivées d'eau en provenance d'un niveau supérieur, les niveaux marneux sus-jacents au gypse étant loin d'être imperméables encore qu'il existe tout près du sol l'horizon des marnes vertes « très argileuses ». Une partie des eaux de surface aurait pénétré par la cloche et délayé les éboulis. Quant à l'étonnante distance entre le premier et le dernier cadavre, on doit admettre qu'elle reflète la chronologie de leurs chutes successives. Le petit groupe, un peu dispersé, approche du sommet de la cloche et l'enfonce. La chute du premier promeneur est très profonde. Très vite, l'orifice s'élargit, ayant le temps avant d'engloutir la deuxième et la troisième victime de recouvrir la première avec les roches tombant des parois, remontant encore le niveau du fond de la cheminée. Rattrapées par le cratère qui s'agrandit, les derniers survivants du groupe y sont précipités à leur tour. Pourtant, ils auraient probablement eu le temps de fuir. Mais ce que, deux siècles plus tard, Stéphane Lecorguiller fera à Chanteloup pour une simple caravane, ceux du groupe qui voyaient disparaître leurs amis et leurs parents l'ont certainement fait. Qui dira les dernières secondes de ces insouciants promeneurs ? Ils se précipitent vers le gouffre qui s'agrandit, tendant la main, peut-être même attrapant le bras de celle qui y glisse... Trop tard. Ils sont happés à leur tour. Tous...
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Le remue-ménage provoqué à la surface par cet accident, le plus dramatique jusqu'alors, et d'ailleurs aujourd'hui encore le deuxième par ordre de gravité décroissante, se concrétisa par des mesures draconiennes prises à l'encontre des exploitants de gypse, outre le renforcement et l'application impitoyable des dispositions existantes. Il leur fut par exemple interdit de procéder souterrainement aux extractions, qui ne durent plus se faire qu'en tranchées à ciel ouvert (déclaration du roi du 23 janvier 1779, rapportée seulement par la loi de 1810). On décida de même de raser divers bâtiments déjà ébranlés par des affaissements, particulièrement des moulins aux Buttes-Chaumont menacés de ruine, et d'interdire l'accès à des voies passant sur l'emprise des vides. Mais, surtout, ce fut l'occasion de procéder au comblement des carrières par foudroyage des piliers. On sait — on a d'ailleurs su assez tôt — que cette méthode, telle qu'elle était conduite en urgence, est loin d'assurer la stabilité définitive du sol. En effet, on se contenta de miner les piliers de façon à les renverser ou à les faire éclater localement (ce qui entraînait la chute de la partie supérieure et donc du toit), au lieu de les pulvériser. Des blocs de très grande dimension restent donc dans la carrière après la subsidence du sol, conservant entre eux et autour d'eux des vides, évidemment inaccessibles, amorces de nouveaux fontis ou d'affaissements, qui se produisent encore aujourd'hui.

La carrière de Ménilmontant fut la première à être ainsi neutralisée après que furent retirés les sept corps. Auparavant, Guillaumot fit procéder au comblement du puits de recherche et de l'entonnoir du fontis, sans même récupérer les boisages, de peur que leur retrait n'occasionnât de nouveaux et larges affaissements. Ainsi, tout le dispositif de protection existe encore sous l'immeuble au 38 de la rue Boyer. Avis aux amateurs d'antiques pièces de charpente... En quelques années, parallèlement aux autres confortations menées ici et là par l'inspection, on foudroya, après la carrière de Ménilmontant, diverses exploitations des Buttes-Chaumont et même de la butte Montmartre.


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(1) Le 23 juillet 1777 un éboulement emprisonne trois hommes dans une galerie à proximité de l'Observatoire. Comme, apparemment, les victimes ne sont pas dessous mais derrière, bloquées par les éboulis, on entreprend le percement d'une galerie de secours à travers la masse de calcaire. Les opérations de sauvetage durent toute la nuit et, le lendemain, on a la joie de voir sortir les trois prisonniers indemnes.
Sources :

Archives municipales de Paris.
Archives et plans IGC.



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