Les étranges obus du fort de Neufchâteau (suite)

Peu avant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands cherchèrent des moyens de pénétrer les épais murs de béton des nouveaux forts et d'envahir leurs galeries profondes. Si, quelque trente ans avant, la genèse des 420 Gamma et M avait été développée à partir de l'exigence de pouvoir pénétrer 3 mètres de béton armé, cela n'avait été satisfait que par la mise en service de canons très gros et très lourds, projetant des obus extrêmement coûteux. Aussi, à partir de brevets Skoda de 1935, August Coenders développa les projets devant aboutir aussi bien au peenemünder Pfeilgeschoß à haute vitesse initiale (le canon K5 en 280 mm de la batterie Todt l'a utilisé) qu'aux obus Röchling proprement dits tirés soit à haute vitesse (la Hochdruckpumpe de Mimoyecques) soit bien moins vite dans des canons classiques.
Le principe est le même : un projectile très long, sous-calibré, est garni de sabots avant de guidage et arrière de guidage et de pression, qui le quittent à la sortie du tube en libérant un empennage arrière le stabilisant sur sa trajectoire, puisque, même si les sabots prennent les rayures, l'obus, qui n'est solidaire de ses sabots que par frottement doux, ne les prend pas. Non stabilisé par rotation, il doit donc l'être autrement, en l'occurrence par les quatre ailettes. La faible section de l'obus sous-calibré, combinée avec sa haute masse due à sa grande longueur, le dote d'une puissance de pénétration hors du commun, encore renforcée par un dessin judicieux de l'ogive et par la nuance de l'acier (au chrome manganèse, Cr 1 %, C et Mn chacun 0,8 à 1 %). Cependant, la capacité d'emport d'explosif restait particulièrement faible, respectivement 2,6 et 8,6 kilos pour les 21 cm selon le modèle (42 Be ou 44 Be) et 30 kilos pour les 34 cm. Il était localisé dans la moitié arrière et allumé avec une fusée de culot spécialement étudiée pour que la détonation se fît au niveau des galeries.

Le résultat final était néanmoins spectaculaire, puisque, pour prendre l'exemple du Mörser M1 de 355 mm, si l'obus normal pesant 586 kilos et arrivant à 320 mètres/seconde ne pénétrait que 90 centimètres de béton, le projectile Rö. Gr. 42 Be de 812 kilos, lui, à la même vitesse, en traversait 3,7 mètres, soit sa propre longueur...
Une campagne d'essais fut entreprise du 8 au 16 septembre 1942 et du 12 au 25 février 1943, sur Neufchâteau mais aussi sur le fort de Battice voisin, précédée de 7 tirs au 210 mm sur la casemate codée PW 435 à Sapogne-sur-Marche. Les expériences de Neufchâteau se doublèrent d'une sorte d'exercice d'anéantissement d'un fort belge moderne, minutieusement planifié. Trois sortes de canons, servis par quelque 240 hommes et officiers, tirèrent sur Aubin-Neufchâteau : un Mörser M18 de 21 cm, un M1 de 35,5 cm et un 340 mm d'ALVF mod. 1912 sur affût à glissement Schneider pris aux Français. Les deux canons allemands M18 et M1 sont assez connus. Nous renvoyons l'internaute désireux d'en savoir plus sur ces sympathiques petites bêtes aux multiples pages du net qui en traitent. En revanche, l'identification exacte de la pièce française pose un problème. En effet, les documents allemands parlent d'un 34 cm K-W-(E)674 (f), ce qui correspond à un affût berceau (Wiege), alors que les rares photos dont nous disposons montrent un affût à glissement apparu à l'extrême fin de la guerre, qui porte le code 34 cm K-Gl-(E)673 (f) et dont effectivement 6 exemplaires ont été confisqués par les vainqueurs en 1940.
La conclusion à laquelle Cyril Cary et moi sommes parvenus est que, les tubes étant parfaitement interchangeables, des lots de projectiles ont été prévus dès 1941 pour un canon à affût berceau (donc codé W et 674) probablement rayé à 6° (sans certitude), mais remonté ensuite sur un affût à glissement.
Tous les blocs et les installations souterraines du fort furent visés et perforés. On tira 410 obus de 21 cm normaux, pour évacuer les terres et mettre à nu le béton des blocs de combat sur leur face enterrée, puis, en Röchling, 1 180 coups de 21 Rö. Gr. 44 Be, 110 de 35 cm Rö. Gr. 42 Be et enfin 80 de 34 cm Rö. Gr. 42 Be.
Les projectiles de 210 mm arrivaient à une vitesse de 315 m/s pour le tir à 8 200 mètres, mais ceux de 340 mm à 452 m/s, soit 135 m/s de plus que le même obus tiré par le mortier M1 de 35 cm. Sans chauvinisme déplacé, l'ALVF française, c'était quand même pas rien ! Une remarque importante : les tubes ne souffraient pas autant qu'on pourrait le croire, puisque le projectile habituel pesant environ 440 kilos partait à peu près à 910 mètres/seconde, avec une énergie cinétique de 18 200 000 kilogrammètres/seconde. Au contraire, le Röchling de 918 kilos ne développait en sortie de tube, à 452 m/s, avec ses sabots et accessoires, que 9 370 000 kilogrammètres/seconde. Pour les M18, le rapport est à peu de chose près identique.
Les pièces se trouvaient respectivement à 7 400 mètres à l'est du fort pour le 340 ALVF (sur une courbe de l'ex-ligne ferroviaire 38, ce qui renforce la présomption qu'il s'agissait d'un affût à glissement) et à 7 500 mètres à l'est pour le M1, qui, de la même position, tirait aussi sur Battice à 8 km. Quant aux M18, les uns tiraient à tir tendu à 8 200 mètres et les autres étaient installés à 4 000 mètres pour effectuer un tir fichant sur les locaux souterrains atteints sous un angle de chute d'environ 70°. (Il faut noter qu'avec de telles caractéristiques balistiques les obus n'allaient pas se promener à 12 kilomètres d'altitude avant de retomber et les affirmations tendant à le laisser croire sont hautement fantaisistes.) Aujourd'hui, rien à l'emplacement des pièces ne permet d'imaginer ce qui s'y est passé. Tous les sabots ont été ramassés et leur position notée minutieusement.
Des tirs sur la partie émergée des blocs, quel qu'en ait été le calibre, il ne se voit plus grand-chose, car la cible en était soit la partie arrière, enterrée, soit la partie avant à présent recouverte d'une végétation hostile. De plus, faute d'escaliers (ferraillés), il est impossible d'aller constater les effets par l'intérieur. En revanche, le parcours dans les locaux souterrains est absolument surréaliste, émaillé de rencontres inattendues avec d'impressionnants dégâts et même parfois avec les obus eux-mêmes...
Ci-dessus, un obus de 210 mm type 44 tiré dans la caserne. Ce projectile étant à peu près homothétique à celui de 34 cm, en comparant cette photo avec le dessin du 34 cm on s'aperçoit qu'il en manque un bon quart. C'est le logement de l'explosif, qui apparemment a détoné comme on lui demandait.
Plus court (2,5 mètres au lieu de 3,7), plus mince (12,9 cm au lieu de 22) et plus léger (168 kilos en vol au lieu de 812) que son homologue de 340 mm, le 21 cm Rö. Gr. 44 Be qu'on voit ci-dessus, et qui fait partie des 1 180 tirs visant les locaux souterrains, a systématiquement perforé 30 mètres de craie marneuse et 40 centimètres de béton armé pour surgir dans les galeries et y éclater, parfois même a traversé sans état d'âme le radier avant de s'arrêter, avec ou sans explosion, à plusieurs mètres au-delà...
Ci-contre, l'obus remis en place tel que les visiteurs peuvent le voir. En fait, il s'agit d'un autre projectile trouvé dans une autre partie du fort et replacé dans un logement existant. Même si les Allemands, soucieux de ne pas laisser trop de traces de cette arme secrète, ratissèrent le plus possible de projectiles, il y en a pourtant encore, profondément enterrés dans la masse de craie ou au-dessous du radier.
A présent, parcourons la caserne dévastée. Ci-dessous, de gauche à droite, un Rö. Gr. 44 Be de 210 mm non éclaté, bien reconnaissable à son calibre réel de 129 mm facilement mesurable. Il est si profondément fiché dans le sol qu'il a été impossible, quels que fussent les moyens, de l'extraire (la longueur de la partie enfoncée doit avoisiner les 180 centimètres). Mais ce que nous en voyons est fort intéressant, car c'est la partie normalement occultée par le sabot arrière avant le tir : d'abord, au centre, le logement de la fusée de culot. Un fonctionnement défaillant n'est pas inhabituel, 43 % des fusées Röchling avaient foiré au cours de la première campagne d'essais (1). Sur l'obus, le long de quatre génératrices orthogonales on distingue parfaitement les lignes de rivets fixant les feuillards de l'empennage, qui a évidemment été arraché pendant le trajet souterrain.
Devant la (trop) grande quantité de projectiles ayant dépassé le but et explosé en dessous du radier, outre le réglage des fusées on a aussi installé sur l'ogive des coiffes de ralentissement destinées à s'expanser pendant le trajet dans la masse crayeuse et donc à ralentir l'obus. Cela n'a pas été entièrement concluant.

(1) Il s'agissait majoritairement de fusées Rheinmetall. Aussi, au cours d'une campagne d'essais dans le Tyrol courant 1943, furent effectués des tirs sur une paroi de calcaire ladinien de la montagne du Wilder Kaiser, sous la direction du Hauptmann Dietrich Rottgardt, dont la finalité était de tester des fusées Zeiss 5141, essais suivis d'une dernière série de tirs sur Neufchâteau. (Informations dues à l'amabilité de Herr Dr. Dirk Rottgardt, fils du commandant de la batterie.)

Photo suivante, le compartiment supérieur de la salle des filtres. En régime entièrement gazé, chaque orifice communiquant avec le compartiment inférieur recevait des filtres cylindriques de charbon actif qui recyclaient l'air expiré avant de le diffuser dans la seule caserne par l'intermédiaire de ventilateurs dont on a vu la salle en pied de la première page du présent sujet. La planche séparative a été fracturée sur une dizaine de mètres par l'onde de choc du tir arrivé au fond de la salle (photo de gauche, rangée inférieure).
Ci-dessus, de gauche à droite, l'explosion du projectile dans la partie arrière de la salle des filtres, puis un aspect typique de pénétration dans un raccordement voûte-piédroit d'une casemate. Les ferrailles sont disloquées, et le mur en face est criblé d'éclats.

Une remarque : les explosifs nitrés dégagent à peu près 500 litres de monoxyde de carbone par kilo. Le monoxyde de carbone n'est pas absorbé par le charbon actif, ni celui des masques ni celui des batteries de filtres. Donc un ypéritage sévère des dessus du fort, obligeant les occupants à respirer en circuit fermé dans la caserne, suivi d'un bombardement souterrain avec fort dégagement de CO aurait conduit les occupants à l'asphyxie, comme à l'ouvrage Maginot de la Ferté. En admettant que le huitième des obus tirés sur la caserne explose effectivement dans les galeries, je vous laisse faire les calculs de pourcentage final, et de CO et de survivants...

Infra, deux vues de dégâts dans la caserne. A gauche, arrivée dans une casemate toujours au raccord voûte-piédroit. Cette fois, on voit bien les impacts des éclats. A côté, un véritable carnage, dans la salle d'opérations du fort : le Röchling Granate est arrivé en plein milieu de la voûte, que l'explosion a disloquée et dont les gravats ont rejoint ceux de la cloison produits par une autre explosion, voisine dans l'espace sinon dans le temps. Les murs sont constellés d'éclats bien visibles, particulièrement à droite.

Les deux vues suivantes montrent l'aspect habituel des arrivées en ciel des galeries accompagnées d'explosion. Quand celle-ci fait défaut, on observe simplement un décollement de la voûte, le voile ayant des chances d'être maintenu en place par son ferraillage.
Malgré les faibles charges explosives, les dégâts ont été considérables. Dès l'observation des effets des tirs, les Allemands se sont rendu compte des dévastations produites par les ondes de choc, parfois très loin de l'explosion. Le tout étant de ne pas laisser entrer les projectiles, ils en ont aussi tiré les leçons pour protéger leurs propres fortifications contre de tels obus que des ennemis malintentionnés autant que méchants auraient pu mettre en fabrication. Cela consistait tout simplement en un sandwich de cloisons de béton ferraillé disposées de façon qu'un projectile soit obligé d'en rencontrer au moins deux dans son trajet avant d'entrer dans le massif stricto sensu, un peu comme ceux qui protégeaient avec une remarquable efficacité les bases de sous-marins de la côte atlantique.

Naturellement, il est à peine besoin de mentionner que lorsque les Américains sont entrés en Allemagne, ils se sont précipités comme la vérole sur... euh, enfin sur ce que vous voulez, sur cette arme révolutionnaire, à présent la base et l'ancêtre de quasiment tous les pénétrateurs.

En rappelant que la campagne d'essais avait pris la forme d'un exercice de neutralisation, les conclusions furent que ce but pouvait être atteint en dix heures avec le même nombre d'obus, 1 780, mais en recourant à 1 section de M18, 2 canons de 34 cm et 2 canons M1. Quand on se rappelle les quantités phénoménales de coups tirés contre un fort français pendant la Première Guerre mondiale pour l'écraser, ce n'est pas considérable.

L'association de sauvegarde du fort d'Aubin-Neufchâteau le fait régulièrement visiter.
Sources :
La Position fortifiée de Liège, tome 4, E. Coenen & F. Vernier, De Krijger, 2001 : on y trouvera une étude complète sur la genèse, les composants, les organes, l'armement ;
Kriegsmäßiger Beschuß gegen Stahlbeton-Panzerwerke der Befestigungsgruppen von Fort
de Battice und Fort Neufchâteau
, Wa Prüf 1/Korps-u. Heeres Artl, 1943 ;
Conventional weapon destruction of hardened targets : penetrators (new or old ?),
Dr. N. F. Wikner, 1983 ;
Waffen Revue nos 49, 72 & 73 ;
Remerciements, par ordre alphabétique :
Cyril Cary, André Dmitrieff, Gl François, Jean-Paul Houbar, Yves Hubert, Cl Lothaire,
Luc Malchair, Guy Péry, Jean Puelinckx et, the last but not the least, Dr. Dirk Rottgardt.

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