La carrière du Couvent (suite)


En octobre 1939, une convention passée entre les propriétaires de la carrière, l'état et la société Brissonneau et Lotz, à Creil, attribua à cette dernière quelques milliers de mètres carrés, soit quelques bouts de galerie faisant partie de la cave Brault n° 4, pour abriter une chaîne d'assemblage des fuselages de bombardier LeO 45 de Lioré & Olivier. Selon toute vraisemblance les bâtis de montage occupaient des galeries dans le prolongement direct de l'entrée principale (aujourd'hui effondrée). Ces galeries sont elles-mêmes sous les éboulements. L'usine comprenait sans doute des installations de chauffage-déshumidification, des canalisations électriques et d'air comprimé, de la ventilation, des bureaux et vestiaires... A ce que l'on sait les cadences étaient loin d'être infernales, et de toute façon l'arrivée des troupes allemandes y mit un terme.

Ci-après, plutôt que de banales photos du Leo 45, une représentation d'un bombardier tirée d'un livret didactique de l'avant-guerre édité par Hachette, Alerte aux avions ! Le bombardier figuré en écorché ressemble étroitement au Leo 45. Il est juste étrange de voir figurer un bombardier français dans un opuscule mettant en garde contre l'aviation ennemie, à moins que les rédacteurs aient été des visionnaires défaitistes prévoyant que les avions français allaient bientôt être au service des envahisseurs.
De par leur situation proche de l'entrée, les quelques galeries louées par l'état au nom de l'usine d'aviation ne présentent plus à présent de vestiges reconnaissables : mobilier et installations démantelées ou vendues, aménagements par les Allemands, destruction d'une entrée, passage de troupes, nouveaux aménagements par les champignonnistes... Parfois, des restes bizarres, comme des crochets scellés dans le ciel, suggèrent quelque chose comme une couverture de recueil des eaux de condensation. Ci-après, une galerie qui aurait pu héberger des pièces ou des machines nécessaires à la construction des cellules de LeO 45.
Ce qui est moins connu, c'est que dès 1941 les Allemands s'intéressèrent au souterrain : un site abrité et sûr, ça peut toujours servir. Aussi, d'une part ce qui n'avait pas été récupéré par Brissonneau, dont le destin était dès lors de travailler pour l'ennemi d'hier, fut revendu en mars 1941 au propriétaire de la carrière (entre autres, pour environ 240 000 francs, il s'appropriait deux chaudières, une pompe, un moteur et des locaux sans doute préfabriqués à usage de bureaux). D'autre part, dès novembre 1941 les Allemands réquisitionnèrent une partie des caves à champignons moyennant le versement d'une indemnité annuelle initialement fixée à 100 000 francs (environ 34 000 euros en 2014) puis vers l'automne 1943 en commencèrent l'aménagement pour héberger 1 500 bombes volantes V1. Sous le nom de code de Leopold, il constituait avec la carrière de Nucourt (Nordpol) le complexe nord-francilien de dépôt des V1 avant leur distribution vers les pas de tir de Normandie (où d'autres dépôts souterrains prenaient le relais, tel celui, sinistrement célèbre, du bois de Clairfeuille à Montérolier).

Cette carrière uniquement exploitée à piliers tournés (les quelques bourrages visibles, contenus par des hagues, n'ont aucun rôle porteur et ne servent qu'à ranger la masse de déblais) fit alors l'objet, dans la zone proche des entrées, d'énormes travaux de consolidation et de protection militaire qui furent achevés en quelques mois tout près du village : gaines de piliers en maçonnerie, muraillements en étage supérieur, blockhaus, casernements souterrains, blindage des entrées, conduits de ventilation et d'aérage, puits à chicanes, locaux de service et ateliers, plus à l'extérieur installations de FlAK (Flugzeugsabwehrkanone) et pont roulant de transbordement de wagons à camions, dont les massifs de béton se laissent encore apercevoir près de la route au nord de la commune.
Ci-dessus et ci-dessous, l'entrée du Couvent destinée aux véhicules, blindée par les Allemands par bétonnage et occultée par une porte coulissante de béton armé renforcé dont un vantail (vue suivante) subsiste en place. Cette entrée perpendiculaire au flanc du plateau courait en effet le risque d'être prise en enfilade par des bombes-torpilles lancées d'avion. A angle droit avec l'entrée principale, le cavage latéral, qui conduisait aux chaînes de Brissonneau, déjà renforcé par les Français, accédait directement, comme aujourd'hui, aux locaux de transmission et de commandement. L'obstruction de la grande entrée bétonnée remonte au pétardage des 19 et 20 août 1944.
Chaque entrée était couverte par un blockhaus. Celui du Couvent, archi-connu et archi-dégueulassé, ne mérite plus la photo. On peut simplement noter qu'il abritait deux canons antichars. En revanche celui de l'ancienne entrée Saint-Christophe est moins visité. Ci-après, l'aspect intérieur de la chambre à canon.

La légende héroïque lupovicienne affirme que des protections terribles étaient mises en place, les habitants séquestrés chez eux ou je ne sais quoi, les champignonnistes interdits de séjour, de hardis résistants notant au péril de leur vie l'emplacement des entrées pour les transmettre aux Anglais, et autres faits hauts en couleur. Toutefois, des pièces officielles, des actes, des transactions et des accords retrouvés depuis quelques années prouvent que les Allemands et les champignonnistes-carriers s'entendaient fraternellement pour se partager la carrière et ses produits (voir ci-après).
Ci-dessus, le fameux V1. Résidu des bombardements d'août 1944 au Grand Slam ou au Tallboy qui ne percèrent pas le recouvrement mais l'ébranlèrent, ce V1 exhumé dans les années 70 donne un aperçu de la manière dont ils étaient stockés, ailes et empennage en ligne à côté du pulsoréacteur, et posés sur une Doppelpallung, c'est-à-dire un berceau de stockage en bois renforcé d'équerres de fer comme celui dont un morceau émerge des éboulis dus à la destruction du plancher intermédiaire en août 1944 (ci-dessous).
Les Allemands installèrent une salle des machines (ci-après) munie d'un quai de chargement et d'une rampe : à cet endroit, une différence sensible de niveau sépare le quai et l'espace arrière (derrière la porte visible à l'arrière-plan). Le caisson parallélépipédique à gauche contient une cheminée d'échappement de fumées, et un puits voisin réutilisé par les occupants sert d'entrée d'air.
Ci-dessous : l'espace de stockage comporte, approximativement en son centre, 4 armoires doubles de ce type, toujours surélevées. Contrairement à des racontars particulièrement ridicules, il ne s'agit pas de niches pour chiens mais d'armoires à détonateurs, ainsi surveillés et surtout à l'abri de l'humidité. Devant contenir deux types de caissettes renfermant les artifices, leurs dimensions sont standardisées avec toutes les autres niches de même destination.
L'alimentation électrique provenait du réseau extérieur, avec un groupe électrogène de secours. Dans un local très proche de l'entrée latérale cette double signalétique le rappelle encore (ci-dessous à gauche) : en temps normal, le courant provenait du transformateur extérieur (Strom von Umspanner aussen), mais en cas de coupure un panneau mettait le groupe en service (Notstrom in Betrieb). Dans les périodes de bombardement le générateur de secours n'a pas dû chômer.

A droite ci-dessous, la porte donnant accès au local des transmissions et de commandement (Vermittlung), surmontée du symbole à peu près universel des deux éclairs.
Bien qu'il y eût une alimentation électrique pour l'éclairage des galeries, quelle que fût sa provenance, réseau ou groupe de secours, des lampes portatives constamment chargées paraient à toute urgence. Ci-dessus, un banc de charge pour 24 lampes installé dans le central téléphonique. Il s'agissait de lampes à main du type déjà utilisé couramment dans les mines, telles les Wolf, Dominit, CEAG, etc. Après avoir dévissé la tête, on plaçait le corps sur le support en porcelaine en mettant les bornes de l'accumulateur (selon le modèle, plomb ou, comme ici, cadmium-nickel) en contact avec les lames du banc de charge. Une fois la lampe chargée, la tête était revissée mais l'allumage était assuré par sa rotation de 90 degrés entre deux butées.
Si plusieurs constructions furent édfifiées à l'extérieur, la carrière reçut en plus des locaux techniques, administratifs et de service divers espaces de vie, comme ce qui apparaît sur les plans sous le nom de Kantine, ci-dessous. Tout près de l'entrée Saint-Christophe, elle devait selon toute logique faire office de réfectoire et peut-être de cuisine pour une garnison totale certainement importante si l'on y inclut les artilleurs de la FlAK.
Les Allemands et les exploitants français, carriers ou champignonnistes, se partageaient la carrière en toute simplicité. Ce n'est qu'un énoncé, et nullement un reproche : qu'on le veuille ou non, il faut bien assurer la soupe. Ainsi la bouche du Couvent admettait les véhicules entrants de la Wehrmacht, qui sortaient par la bouche Saint-Christophe. Les Français, eux, entraient et sortaient par Saint-Christophe. C'est pourquoi une importante signalétique avait été peinte sur les parois pour guider les conducteurs militaires, parfois enrichie de noms de voies comme Hindenburgstr., Küsterallee, Esmarchstr., Waltzstr., etc. En février 1944, les deux exploitants français avaient établi un plan de répartition de leurs caves basé sur les numéros (allemands) de pilier, quitte à céder un peu de place, le cas échéant, aux missiles.
Hanschitz est un nom assez fréquent en Carinthie, un Land au sud de l'Autriche, dont le blason est effectivement assez bien reproduit, jusqu'à figurer la couleur de gueules, donc rouge, par des hachures. A gauche, les gratouillis veulent représenter trois lions passants. Franz Hanschitz a également laissé son nom sur un autre pilier, quelques centaines de mètres plus loin.



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