Le fort de Château-Lambert (fin)


Depuis le moyen âge, on a voulu protéger les pièces d'artillerie et leurs servants dans les pièces blindées, caves à canons ou casemates. Les progrès de la sidérurgie aidant, l'idée de substituer le métal, ferreux en l'occurrence, s'est imposée et tout naturellement les forts ont été équipés de casemates dont le blindage métallique abritait un ou plusieurs canons. (Plus tard, dans les années de l'entre-deux-guerres, on est revenu au béton à côté des tourelles.) Ainsi, à partir de 1875, sinon 1874 (voir ci-après le schéma d'un cours de fortification), Henri Mougin, alors commandant, a dessiné la casemate modèle 1876, se basant sur la casemate Haxo qu'il a cuirassée par des plaques métalliques. Quatre ont été réalisées et implantées dans les forts d'Arches, du Parmont et de Château-Lambert. Il se trouve que les vicissitudes de l'Histoire ont fait que seule des quatre subsiste celle de Château-Lambert : il s'agit donc d'une pièce unique, qu'on peut considérer comme le seul exemplaire de la plus ancienne casemate blindée métallique française. Rien de moins.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, des recherches en métallurgie sur la résistance des métaux ferreux ont abouti, avant la mise au point des aciers spéciaux, à la fabrication du fer laminé, c'est-à-dire constitué de plaques de tôle chauffées au rouge, superposées et passées à force dans un laminoir. La pression provoque d'une part la soudure intime de ces plaques, qui n'en forment plus qu'une, et d'autre part leur corroyage qui en augmente considérablement la dureté superficielle. L'autre alternative était la fonte, qui servit d'ailleurs à peu près au même moment, et concurremment, à l'établissement de casemates en fonte dure. Chaque matériau avait ses qualités et ses défauts. Mais hic et nunc nous parlons de « la » casemate en fer laminé.
D'entrée de jeu, les usagers sont avertis : cette casemate est prévue pour « résister au maximum au canon de campagne de 95 mm tirant à 2000 mètres (projectile de 11 kilos environ, vitesse restante 300 mètres environ, soit une puissance vive au choc d'environ 50 000 kilo­grammètres) ». Un point c'est tout. D'ailleurs, dans cette région assez accidentée, il serait difficile d'approcher des pièces plus puissantes et donc plus lourdes, et ce n'est que plus d'une décennie après que Paul Vieille et Eugène Turpin firent progresser les explosifs, aussi bien propulsifs que brisants.

Le cuirassement est constitué d'une plaque d'embrasure épaisse de 15 centimètres, pesant quelque 7 tonnes, fixée sur la maçonnerie, et flanquée de deux caissons en tôle remplis de béton qui le protègent des coups d'écharpe. Au-dessus, une plaque de toiture, isolée de la maçonnerie par un matelas de sable, renforce sa résistance.

L'obturation de l'embrasure est effectuée par un disque pivotant entre deux paliers, l'un à l'extérieur, sur un longeron qu'on ne voit pas car il est noyé dans le béton, l'autre visible à l'intérieur de la casemate. Un prochain paragraphe va lui être consacré.

Initialement, l'armement consiste en un canon de 138 mm de place, modèle de Reffye (ancien canon de 16 lisse en bronze, transformé et rayé) à culasse type Treuille de Beaulieu, l'angle de tir offert par l'ouverture du disque ne l'autorisant à tirer qu'à 4 500 mètres. Quelques années avant la Première Guerre il céda la place au 120 mm de Bange en acier, plus performant. De toute façon et heureusement, les plates-formes du rempart étaient armées de canons plus puissants, tels que quatre 155 approvisionnés à 700 coups, le 120 de la casemate n'étant plus désormais qu'un des canons de 120...
Ci-dessous : à gauche la traverse VIII de cavalier accédant au canon de 138. L'escalier à sa droite, dangereusement interrompu comme on l'a vu précédemment, vient du rez-de-chaussée, où se trouve le casernement, et débute précisément près de la niche du volant de manœuvre du disque obturateur.

A droite, la même traverse ouverte sur les dessus du casernement, vue vers l'arrière, après un demi-tour du photographe. Les généreuses dimensions de la cheminée de ventilation sont nécessaires, en 1876 la propulsion des projectiles recourait encore à la poudre noire, connue pour ses capacités fumigènes, la charge maximale étant d'à peu près 3,5 kilos.
A la base de la cheminée, une inscription burinée par je ne sais qui (ci-dessus) laisse tout de même un peu déchiffrer par le paléographe amateur « CASEMATE CUIRASSEE », les deux ratures inférieures restant mystérieuses (peut-être un numéro d'ordre ?).

Ci-dessous, trois vues de la casemate sous divers angles. On remarque en ciel, en avant de la cheminée de ventilation, les anneaux de manœuvre de force de la pièce et une rose des vents (ci-contre), surtout décorative, car des graduations de direction, en grades et sinistrorsum, sont peintes sur le rail circulaire où roulaient les galets arrière de l'affût. La graduation de l'extrême droite, 398, pointe donc vers le nord (à 2 grades près). Il s'agit peut-être juste de dégrossir le pointage, les graduations inter­médiaires n'étant pas définies.
Ci-dessous, deux vues des plaques frontales de la casemate. La première montre la plate-forme métallique où se déplaçait l'affût roulant sur des rails de type ferroviaire tout à fait classique, ainsi qu'en ciel les anneaux de manœuvre du canon, la deuxième, plus rapprochée, met en évidence la fixation des deux plaques de blindage, intérieure et extérieure, prenant en sandwich la paroi de béton. Quelqu'un a dû avoir besoin des quatre écrous de droite et ne les a pas remis en place...
Ci-après, des vues de détail inhabituelles. Tout d'abord, le disque obturateur depuis l'extérieur et depuis l'intérieur. Ce disque, en réalité, n'est pas collé à la plaque de blindage, pour laisser un jeu suffisant à l'évacuation des déblais dus à un tir au but. D'un diamètre de 186 centimètres, épais de 20 centimètres, pesant environ 4 000 kilogrammes et pivotant sur deux paliers en bronze, il était percé de deux ouvertures en cône irrégulier (circulaires mais à base oblongue) identiques et diamétralement opposées de façon à ne pas créer de balourd lors de sa mise en rotation, mais aussi à substituer éventuellement une embrasure en bon état à la première détérioriée par un obus. Une rotation de 90 degrés suffisait pour bien masquer l'embrasure. On remarque que les ouvertures sont taillées en cône sensiblement aplati, la base vers l'intérieur, forme imposée par l'encombrement de la volée aux positions extrêmes en direction et en hauteur.

Sur la seconde rangée, à gauche l'inscription de la plaque de blindage d'embrasure. On lit : PLAQUE N° 4 CASEMATE N° 4 K 8734, suivie du logotype de l'usine sidérurgique (très probablement mais sans certitude la Compagnie des forges et aciéries de la marine, qui fabriquait des blindages en son usine de Saint-Chamond).
Ci-contre, la niche en rez-de-chaussée du volant de manœuvre des quatre tonnes du disque obturateur. Contrairement à certains dessins de projet, la chaîne ne passe pas sur la périphérie du disque, mais est fixée à deux anneaux diamétralement opposés, à 45 degrés de la droite joignant les ouvertures, donc tirer sur un ou l'autre brin de la longueur d'un quart de cercle (en l'occurrence 1,46 m) le fait pivoter de 90 °. Il fallait une force d'environ 54 kgm pour le mouvoir, fournis théoriquement par deux hommes en deux ou trois secondes (compte non tenu de l'inertie du disque).

Ci-dessous, le puits aux chaînes vu de la niche. Tout en haut, on aperçoit la tranche du disque.
Imaginé dans les années d'inquiétude qui ont suivi la défaite de 1870, prévu pour parer rapidement les menaces de l'artillerie telles qu'on les connaissait à ce moment par des militaires conscients de ses insuffisances, ce cuirassement était déjà presque dépassé à sa construction. Même si le verrou discoïde avait pu résister, il est certain que quelques tirs au but auraient cassé ou faussé son axe. D'ailleurs, se fit jour un projet ultérieur de super-casemate, plus grosse, plus épaisse, plus blindée, pour subir l'assaut de plus grosses pièces. Mais il ne se concrétisa jamais, la mise au point des tourelles à occultation des sabords d'abord par rotation continue, puis par éclipse, l'ayant invalidé avant même que d'être conçu. Toutefois, en février 1914, une note secrète du ministère de la guerre envisageait quelques améliorations des forts du rideau de Haute Moselle, dont l'installation d'une seconde casemate de 120 mm à Château-Lambert, peut-être à l'emplacement prévu pour la casemate en fonte. On ne le saura pas, six mois après les militaires avaient des sujets de préoccupation plus prégnants.

Reste au fort de Château-Lambert ce témoignage ultime et unique d'un moment de la lutte aussi vieille que le monde de la pierre et du bouclier, qu'il faut protéger en tant que tel.
Remerciements et sources :

In-con-tour-nable Luc Malchair
Luc Malchair, Jean Puelinkx, Marco Frijns, Jean-Jacques Moulins, Index de la fortification française 1874-1914
Jean-Pierre Zédet, Le canon de 138 mm de siège et place
Service historique de la défense
Aide-mémoire à l'usage des officiers d'artillerie, 1880, librairie militaire J. Dumaine
Jacques Corbion et alii, Le Savoir-fer, glossaire du haut-fourneau
Inventaire des tunnels ferroviaires français (web)



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