La carrière du Couvent


Au nord de Paris, les bancs de calcaire lutétien, qui en Seine-Saint-Denis se sont quelque peu enfoncés sous la surface du sol, commencent à réapparaître et forment, au nord de Chantilly, un vaste et ancien ensemble carrier. La pierre à bâtir qu'on y trouve est à peu près similaire aux bancs inférieurs de la capitale, mais d'une puissance considérablement accrue. De haut en bas, après les habituelles marnes et cailasses, s'offrent (pour simplifier une stratigraphie plus complexe) les vergelés, puis le banc à cérithes, enfin le banc de Saint-Leu qu'on retrouvera ensuite dans l'Oise et même dans l'Aisne (Vassens).
Les vergelés sont un calcaire dur, très coquillier et éveillé, c'est-à-dire comportant de nombreux trous, ce qui n'en favorise ni la taille ni la mise en œuvre de par son aspect un peu trop rustique. En revanche il n'est pas gélif, et trouve son emploi là où la construction doit être solide et pas trop visible.

Séparé des vergelés par un banc riche en campaniles (Cerithium gigantheum, photo ci-contre), apparaît plus bas et donc à une époque plus ancienne le banc de Saint-Leu. La composition change : on ne trouve plus de grosses coquilles, mais une matière relativement homogène issue d'une vase calcaire lapidifiée riche en milioles et abondamment parcourue de petits tubes, ex-habitations de petits vers appelés Ditrupa strangulata. Cette apparence et cette consistance plus homogènes que les vergelés, en même temps qu'une tendreté sous l'outil, en ont fait une excellente pierre de taille, s'offrant dans la carrière qui nous occupe sous une puissance de 6 à 10 mètres, que les carriers ont exploitée à loisir pendant six siècles, ou plus.

Les lecteurs intéressés sont invités à se référer à l'excellent article de Jean-Pierre Gély, clair, détaillé et pédagogique, mis en ligne par les soins de la SAGA.
Pour en revenir au cérithe ci-dessus, en principe inclus à jamais dans un banc inexploité, séparant les deux niveaux commercialisables, il s'est retrouvé exhumé lors de la chute de plusieurs centaines de tonnes de ce banc (dans une région où seul le niveau inférieur était extrait) à la suite du séisme du 22 février 2003 provenant de Saint-Dié. Pour l'anecdote, trois d'entre nous, dont moi-même, étions passés à cet endroit quatre heures plus tôt...
Dans l'état actuel des recherches historiques (voir sources en fin de sujet), il apparaît que la première exploitation souterraine aurait été la carrière Notre-Dame, extrayant dès le XIVe siècle finissant la pierre du banc de vergelé dans les niveaux supérieurs du Lutétien, et dont quelques bouts de galerie ont survécu aux aléas du temps. Soit simultanément, soit un peu plus tard, l'étage inférieur à présent accessible par un seul cavage l'était d'abord, vers le XVe siècle, par la bouche Saint-Christophe, aujourd'hui entièrement comblée, qui s'ouvrait à 200 mètres au sud-ouest de l'entrée actuelle, dite du Couvent. Se basant sur des documents lacunaires, on a longtemps cru que le cavage du Couvent n'existait pas au début du XVIIIe siècle, alors qu'en fait il est parfaitement identifié comme tel sur une carte de 1705. Même si l'on n'a pas envie de lui prêter la même ancienneté qu'au cavage Saint-Christophe, il est cependant très vraisemblable que, s'il lui est postérieur, ce n'est pas de beaucoup.
Les premiers ateliers montrent une technique d'extraction dans laquelle, pour faire venir les blocs, les carriers s'aident de fracturations existantes. Cela d'une part explique la géographie très irrégulière des fronts de taille, mais également produit une grande quantité de déchets de taille, l'équarrissage d'un bloc irrégulier nécessitant l'abandon de plus de pierre.

Çà et là des montées de voûte, rarement résolues en fontis et encore moins en fontis au jour, mettent en évidence la solidité générale de la carrière, dont le taux de défruitement n'est d'ailleurs pas très fort, le seul risque étant le décollement de quelques blocs du bas toit immédiat comme on l'a vu dans le cas du séisme de février 2003.
Une lampe à graisse fabriquée sur place par un carrier trouvée entre les lèvres d'un souchet dans une ancienne exploitation de la carrière Saint-Christophe. Celle-ci n'a probablement pas beaucoup servi. Une mèche végétale tressée ou torsadée plongeait dans une masse de graisse, généralement animale, l'inflammation se faisant au briquet à silex. Quand aujourd'hui on fait l'escalade vers les énormes luminosités permises par l'électricité et les leds, on reste songeur en se rendant compte de l'ambiance lumineuse où travaillaient les carriers des siècles passés dans des vides de 6 mètres de haut...
Malgré l'ancienneté de ce complexe extractif, on ne trouve pas de graffitis avant le XVIIe siècle, qui inaugura la période des grands chantiers royaux. En effet, si à partir de l'époque tardimédiévale on identifie comme saint-Leu des constituants de nombreux édifices [églises (Saint-Séverin, Saint-Nicolas-des-Champs, Saint-Jacques-de-la-Boucherie, Saint-Etienne-du-Mont, Sainte-Opportune, cathédrale de Sens...), couvents (jacobins, carmélites, bernardins, célestins), tombeaux, palais (vieux Louvre, hôtel de Cluny, château de Gaillon), hospices (ancien hôtel-Dieu), pour ne citer que quelques exemples], c'est surtout les travaux de Louis XIV à partir de 1650 tels que Versailles ou l'hôtel des Invalides, puis un siècle plus tard ceux de l'Ecole militaire, qui accélérèrent l'extraction. Enfin, encore un siècle après, ce furent les travaux haussmanniens qui aiguillonnèrent un nouveau développement. Les vides qui devaient représenter déjà une soixantaine d'hectares vers 1900, sur une moyenne de 5 mètres de haut avec un taux de défruitement estimé à 80 %, en disent assez sur l'importance du site au cours des siècles, étant entendu qu'il ne faut pas non plus négliger l'apport des carrières voisines, comme celles de Saint-Maximin encore actives de nos jours.
Le plus ancien graffiti répertorié jusqu'à présent est de 1658. Dans peu de temps commenceront les grands chantiers de Louis XIV. Nous sommes dans une des régions archaïques de la carrière Saint-Christophe, au sud des cavages.

Plus loin au nord, on rencontre ces inscriptions de 1714 et 1768, et d'autres encore du milieu du siècle, correspondant par exemple à l'édification de l'Ecole militaire ou à celle du portail de Saint-Sulpice, dont le deuxième ordre, immanquable au regard du fait de ses imposantes colonnes, est en saint-Leu. Intéressant aussi ce graffiti de 1768, qu'on peut lire « Atellié de Mastrecque ouvert pour pierres le 11 juillet 1768 — 114 blots — 94 blots ». Mastrecque désignait alors Maastricht, célèbre depuis longtemps par ses carrières de craie. L'immigration d'ouvriers belges (wallons) est certaine, plusieurs noms belges demeurant dans les registres de recensement plus tardifs en font foi, mais surtout la toponymie de nombreuses voies de la carrière.
Un emblème de la carrière du Couvent est la juxtaposition des deux célèbres inscriptions, l'une rappelant l'extraction de la pierre, l'autre le stockage des V1. Ecrite dans une police monumentale, la première signale le début de la descente vers le quartier dit de la Masse d'or, nom qu'on pense souvent dû à la couleur de la pierre, encore que dans ma tête trotte parfois l'idée que c'est peut-être, là aussi, le très ancien nom d'un lieudit en surface qui aurait pu baptiser ainsi le quartier souterrain. Mais c'est mon opinion, et je la partage...

A quelques mètres de là, le 7 novembre 1943 à 12 h 35 (Ach ! la précision allemande n'est pas un vain mot !), dans une graphie encore Art nouveau les aviateurs Chrubasik et Waldbach ont pérennisé leur passage. Les travaux préliminaires des sites souterrains de stockage en France venaient d'être entamés, et l'équipe à qui appartenaient ces deux militaires en étudiait possiblement l'aménagement : d'autres graffitis avec la même date parsèment le souterrain.