L'exploitation moderne


En préambule, la minute du comique troupier : après guerre, dans les années 50, nos hautes autorités ont recensé les carrières souterraines françaises. Il s'agissait d'y stocker du matériel, des réserves du service de santé, des munitions, etc. Ces dernières y auraient été en bonne compagnie : en effet, la première version manuscrite de la notice de la carrière de Vassens énonce qu'elle « comprend 3 galeries principales (NdlR : à ce moment, la carrière moderne n'existait pas encore) avec chambres latérales encombrées de gravats  ». Le dernier mot est pourtant lisible mais le secrétaire est plus guerrier que carrier. Aussi, la version ultérieure nous dévoile sans état d'âme « ... avec chambres latérales encombrées de grenades  ». 150 000 mètres cubes de grenades... Ça laisse rêveur...
Dès 1920, les carrières furent remises en exploitation. La Carrière neuve fut reprise par Borde et Périer, mais parallèlement le Four à chaux semblait arriver en limite de concession. Un autre droit de fouille se négocia sur les confins occidentaux de la commune, l'accès se faisant par une galerie de liaison (ci-contre) venant du Four à chaux. Longtemps une grille séparative (comme à Hennocque pour ceux qui la connaissent, mais ne pas la connaître ne fait pas déchoir) fermait le chantier à la hauteur du faux harpage en faux appareillage qu'on distingue à droite de la galerie, peu avant d'arriver au coude qui la barre au point de fuite. Bien avant cette liaison, une curieuse galerie, très grossièrement parallèle à elle, avait été amorcée puis rapidement abandonnée par les Allemands au cours de la Première Guerre mondiale. Quel obscur dessein nourrissaient-ils ? Où voulaient-ils aller ? Songeaient-ils à rejoindre le tunnel sous le plateau ? Mystère... En tout cas, les exploitations de 1955 s'étendant démesurément vers le couchant, ce fut cette jonction, noircie par d'innombrables hectolitres de gaz d'échappement, qui servit désormais de passage entre l'entrée industrielle et les grands vides des années 50.
L'abbé Pierre, au prénom prédestiné, fut en quelque sorte un des initiateurs du renouveau de Vassens... Assertion un peu excessive, mais pas tout à fait fausse. Du fait d'un fort afflux de réfugiés, de nombreuses destructions du patrimoine immobilier, d'une grosse demande de travailleurs dans des usines qui recommençaient à tourner, il y eut pendant la décennie suivant la Libération un énorme déficit de logements dans les grandes villes. Comme après 1918, fut créé un ministère de la reconstruction. On ne sait s'il fut d'une efficacité foudroyante, toujours est-il qu'il fallut émouvoir l'opinion publique (le fameux hiver 54), que remua entre autres l'abbé Pierre, pour déclencher une longue campagne de construction qui s'étendit pratiquement entre 1955 et 1977, avec le pic des années 60 qui virent l'afflux des rapatriés d'Algérie.

Pendant une vingtaine d'années, des promoteurs immobiliers dont le principal était la Caisse des dépôts & consignations firent construire environ 70 000 logements utilisant la pierre de Vassens, par exemple à Creil, Beauvais, Compiègne, Sarcelles, Le Chesnay, Parly II, Ris-Orangis, Arras, Avon, Reims, ainsi que de nombreuses maisons ici et là. Aussi, à raison de quelque 4 000 mètres cubes bruts par mois, on comprend le rapide sous-minage du plateau, puisque, en une vingtaine d'années, les vides récents atteignirent 32 hectares, dépassant les 27 hectares creusés entre disons 1810 et 1934. La photo ci-dessous, aimablement prêtée par M. Lemaire, a été utilisée pour une plaquette commerciale des Carrières de Vassens dont elle représente un chantier des années 60 au plus fort de l'extraction. En contrepoint aux camions Unic, un ouvrier porte sur son épaule un gros marteau bretté, probablement utilisé pour parer la face arrière du premier bloc, extrait par la méthode des coins, en cas de cassure trop irrégulière.
Même si le béton assurait l'ossature des immeubles, la pierre - la pierre de taille - restait le meilleur matériau pour revêtir le squelette. Mise en oeuvre différemment que jadis, elle était découpée en plaques minces agrafées sur les façades : on bénéficiait ainsi de son aspect sérieux, pour ne pas dire cossu, de ses qualités de résistance aux agressions atmosphériques, des ses qualités isolantes. Mais il fallait choisir un matériau relativement tendre, susceptible de se débiter aisément, de mise en oeuvre rapide et standardisable, pouvant ressuer son eau de carrière et former un calcin protecteur, et non gélif de par le rapport vides/eau absorbée.
La taillerie, implantée jusqu'en 1960 à Vic-sur-Aisne, fut ensuite rapatriée près de l'entrée industrielle du Four à chaux. Les deux bancs de sciage munis de tronçonneuses à chaîne coupaient le bloc placé sur une plaque tournante présentant successivement aux scies parallèles les différentes faces à retailler.
Bien plus tard, l'entreprise repreneuse acheta trois scies circulaires Décamps et les couvrit d'un toit. Ci-contre, en opération, la plus grande des trois, l'échelle étant donnée par l'opérateur, lui-même de haute stature. Non visible ici, le trait de scie est matérialisé par un laser rouge. Depuis plus de cinquante ans, l'extraction et la taille des pierres ne se font plus que par sciage.
Plusieurs bancs de calcaire lutétien faisaient l'affaire. Comme un débitage à la haveuse-rouilleuse était seul envisagé pour des questions de rendement, la masse devait être à la fois épaisse et la plus homogène possible. Entre autres localisations, on reconnut à la pierre de Vassens les qualités nécessaires. En 1954, après constitution d'une société, les premiers travaux de remise en route furent entrepris. Plutôt que de continuer l'exploitation de la Carrière neuve menée entre les deux guerres par Borde (père & fils) et Périer, il parut préférable d'attaquer la masse par le Four à chaux, en tirant la pierre du banc royal et du banc franc sousjacent. M. Guilbert, un carrier, y effectua avec le chef d'entreprise la reconnaissance des anciens travaux abandonnés depuis une vingtaine d'années, la remise en état des voies et accès, on acheta des haveuses Korfmannn (1), on les essaya, on les régla, et...

... et le résultat fut la constitution d'une grosse entreprise de 250 ouvriers dont 100 carriers au fond, servant les 6 haveuses ST100, et une autre travaillant verticalement pour ouvrir les galeries en attaquant le banc en élévation. Enfin, 50 ouvriers assuraient le service de la taillerie. Les galeries, avancées tambour battant, étaient sillonnées de lourds bardeurs sur des châssis Willème, Unic, Berliet, MAN ou International. En 1960, année qui vit aussi le rapatriement de la taillerie, un autre accès fut creusé à la haveuse par le carrier Claude Lefèvre, débouchant dans le virage de la route d'Autrêches à Audignicourt, prenant le nom de la dérisoire carrière Jean Lebel, mais la localisation de cette sortie, assez scabreuse au point de vue sécurité routière, l'empêcha de servir. De nos jours, c'est la sortie de secours.

1) La maison Korfmann se fit ces années-là, rien qu'en France, des nouilles encore. Toutes les carrières souterraines de quelque importance s'équipaient dans cette marque, comme Fèvre à Saint-Leu-d'Esserent ou le quartier de l'Avenir à Savonnières-en-Perthois, ou la carrière Hennocque à Méry-sur-Oise, pour ne citer que quelques exploitations aujourd'hui abandonnées où les vestiges de ces machines, toujours des ST100, subsistent encore.
Assurant toujours un vaillant travail autour de son cinquantième anniversaire, la désormais seule Korfmann ST100 continue d'abattre imperturbablement ses 200 mètres cubes mensuels. Conçue dès l'origine pour les exploitations souterraines, ses dimensions réduites la rendent aisément déplaçable, mais son long bras sur lequel circule la chaîne armée de dents en carbure de tungstène, ses 15 chevaux, ses deux vitesses et son double sens de marche assurent un excellent service dans des roches tendres dont la résistance ne dépasse pas 200 bars, soit, je le rappelle, le double de ce qu'atteint la pierre de Vassens.

Il va de soi que ces machines ne peuvent fonctionner idéalement que dans des masses puissantes et homogènes, ce qui est précisément le cas au Four à chaux et dans son prolongement occidental.
La mutation des méthodes de construction et l'atténuation des besoins de logements auraient conduit la carrière à l'abandon si, en 1996, l'équipe actuelle ne l'avait pas revivifiée. Aujourd'hui, même sans retrouver l'ancienne importance, une bonne dizaine de personnes en vivent directement, l'exploitation des trois sortes de pierre (demi-fine, fine et banc franc) continuant à alimenter la demande des entrepreneurs et particuliers. Les galeries sont suffisamment étendues pour qu'on n'ait plus besoin d'en attaquer de nouvelles et pour que l'extraction se fasse exclusivement en sous-pied, donc en sous-creusant les vides existants.

Longue vie aux carrières de Vassens !
Sources et remerciements, dans un ordre qui n'a rien de protocolaire :
Luc Mauvais, les Souterrains de l'Aisne, chez Alan Sutton ;
Jean-Paul Champenois ;
Noël Choffard, Eric Lemaréchal, de la Société des carrières de Vassens, le personnel de la société ;
Roger Lemaire, ancien directeur de la Société des carrières de Vassens ;
Serge Hoyet, Gilles Thomas, Jef Weiss, Isabelle Menessart, compagnons de topographie, entre autres talents et concours multiples et variés ;
Service historique de la défense ;
Paul Thieux, association ANATC ;
Association Soissonnais 14-18, ses membres éminents et particulièrement F. Delaleau et H. Vatel, et ses publications ;
Gérard Lachaux, les Creutes, chemin des Dames et Soissonnais, chez l'Encrier du poilu ;
Pierre Noël, Technologie de la pierre de taille, chez SEBTP ;
Yannick Delefosse ;
Etienne Cunrath, Pierre de taille, Archives des artisans de la pierre de taille ;
Claude Lefèvre ;
Société Korfmann ;
AD de l'Aisne.

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