Les étranges obus du fort de Neufchâteau

Entre les deux dernières guerres mondiales, la Belgique, consciente des faiblesses de ses anciens forts de Brialmont modernisés ou non (voir Saint-Héribert, Pontisse et Boncelles), décida de construire quatre nouveaux forts autour de Liège : Eben Emael (le plus gros, le plus redoutable, le plus moderne, le plus facilement vaincu...), Battice, Tancrémont et Aubin.
Suivant les règles ayant présidé à la conception de la ligne Maginot, elle-même perfectionnement des Festen allemandes comme celle de la Marne, ils étaient constitués de blocs de combat (artillerie à courte et à moyenne portée, blocs d'accès défendus par des mitrailleuses ou des pièces antichars, défense des fossés) reliés par des galeries profondes desservant caserne, usine électrique, magasins, locaux médicaux, cuisine, etc. Le béton ferraillé des blocs extérieurs, en tout cas à Neufchâteau, était dosé à 672 kg/cm2, sous une épaisseur de 3,5 à 5,8 mètres.

Le fort d'Aubin-Neufchâteau, au nord-est de Liège, entamé en 1935 mais seulement en voie d'achèvement au 10 mai 1940, combattit pendant une douzaine de jours avant que l'épuisement des munitions et la neutralisation de nombreuses pièces par les tirs ennemis contraignissent les 526 soldats à la reddition le 21 mai 1940, une semaine avant l'armistice.
Dans un premier temps, nous allons donc visiter ce qui reste de cet ouvrage, à peu près tel qu'il était en mai 1940. A peu près, parce que tout ce qui était métallique et aisément transportable a été volé. Les coupoles à éclipse, trop lourdes, et les cloches, trop profondément ancrées, sont demeurées en place.
Secondement, dès septembre 1942, il fut utilisé comme sujet d'expérience par les artilleurs allemands pour essayer un nouveau projectile particulièrement redoutable. En effet, les blocs de surface en béton ferraillé et les galeries profondes (de 25 à 30 mètres sous la surface) désormais universellement employés dans les fortifications offraient une forte protection à leurs équipages. La loi de la guerre étant de faire le plus de mal possible aux ennemis, la firme Röchling développa un projectile capable de percer et le béton armé des blocs, et le recouvrement des galeries ! Les dégâts furent tels que le fort resta dans l'état où le laissèrent les deux campagnes d'essais.
Après une brève visite du fort, ce sont les mystères de ces obus et de leur mise en œuvre que nous allons exposer, au cours d'un itinéraire dans l'ouvrage dévasté.

Ci-dessus, à la pointe ouest, le bloc d'entrée se défend par des mitrailleuses en casemate et en cloche et est défendu des irruptions depuis le chemin d'accès par un coffre sur glacis armé d'un canon antichar installé sous cloche. L'entrée du bloc est coupée par un haha franchi par un pont roulant. L'arrière du bloc, constitué de 3,5 mètres de béton armé protégé par des terres et des caillasses, fut la cible des redoutables Röchling Granaten.

A l'ouest du fort, l'entrée dite de guerre dans le bloc P est défendue par des éléments antichars constitués de poutrelles soudées implantés sur la rampe d'accès battue par un fusil-mitrailleur dont on distingue la trémie à droite.
Quatre observatoires entouraient le fort. Ci-dessous, celui de Saint-Jean-Sart codé MN18, qui subit sans doute après la reddition, à titre d'expérience, les effets d'une mine à charge creuse, probablement de 25 kilos. Un éleveur local s'attache avec un certain succès à cultiver l'art du bonzaï.
Depuis le bloc d'entrée, un escalier à deux quartiers tournants très inégaux plonge vers les galeries profondes dont il est séparé par une porte blindée. Un puits de section oblongue (ci-dessous) recevait un monte-charge de service, naturellement interdit à la piétaille dont les vaillants mollets se riaient des 160 marches (à titre indicatif, le même nombre qu'entre le niveau de la rue et le quai du métro Porte des Lilas, à Paris).
Dans un style plus banal et plus tristounet que les forts réarmés, les indications directionnelles parsèment les galeries et les carrefours. Ici, bifurcation entre le bloc d'entrée et son ascenseur et les organes de combat au levant du fort, c'est-à-dire bloc 2 et coffre 2.
Ainsi que dans les autres forts belges réarmés ou modernes, la ventilation était assurée en temps de guerre par deux puits contenant un tube télescopique capable de prélever l'air frais à 18 mètres, soit au-dessus théoriquement des nappes de gaz de combat, normalement plus lourds que l'air. Ci-dessus, le puits du bloc O, évidemment privé de la gaine télescopique de tôle. En revanche, celle-ci est encore visible à Battice.
Ensuite, au pied du bloc O en l'occurrence, des ventilateurs refoulaient l'air dans les galeries. Après consommation, l'atmosphère viciée était renvoyée aux cheminées dans un bloc central spécialisé, évacuant aussi les gaz d'échappement des moteurs, par des gaines aménagées dans le toit des galeries. Ci-dessus à droite, les dégâts causés par un tir expérimental ont éventré le plancher séparatif, ce qui permet de voir le conduit d'air.
En revanche, en cas de présence de toxiques au-dessus des 18 mètres, le port du masque à gaz est imposé dans tous les organes du fort, sauf dans la caserne souterraine. Celle-ci est alors isolée par des sas et le seul air nécessaire, arrivant par un réseau dédié, est épuré au moyen des filtres à charbon actif puis refoulé par des ventilateurs desservant la seule caserne. Ci-dessous, les socles supportaient les ventilateurs et l'ouverture au second plan débouche sur la salle des filtres, que nous verrons plus en détail dans la dernière page, puisqu'elle a subi les atteintes des Röchling Granaten.

Suite.